Alice

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Un portrait un peu particulier aujourd’hui, car il s’agit non pas d’un article ordinaire mais d’un cadeau écrit spécialement pour l’anniversaire de mon amie Alice Des. Il n’y a donc pas eu d’entretien à proprement parler, simplement des mots et des souvenirs pour exprimer mon affection et mon admiration pour Alice, qui a définitivement sa place parmi mes Belles Personnes.

Bonne lecture !

Il y a de ces gens dont j’aimerais parler au sein des Belles Personnes, mais qui n’y figurent pas. A côté de ce « pas » je rajoute parfois un « encore » – « Pas encore ! Mais bientôt sans doute. » -, et ça me rassure, un peu. Car il y a de ces gens dont je ne parle pas dans mon blog, et qui sont pourtant à mes yeux parmi les plus belles personnes qui soient. Parfois par manque de temps, ou parfois par timidité, par peur d’en faire un peu trop aussi : je n’écris pas sur eux. Il y a de ces personnes qui sont des belles personnes mais qui ne figurent pas au sein des Belles Personnes.

Il y a Alice.

Parfois des amitiés se nouent grâce à l’ennui. En cours d’espagnol je rêvasse et observe mes camarades de classe, à défaut de comprendre quoique ce soit des exercices qui nous sont proposés. A côté de moi, ma voisine dessine. C’est la première fois que je la rencontre, ou peut être la deuxième : la tête penchée sur sa feuille blanche, je ne peux apercevoir que des petits sourires sous les mèches folles qui cachent son visage. Alice dessine, bien. Je la prends même pour une artiste que je connais déjà d’un site internet ; « Ah, c’est sans doute pas moi ! Faut dire que j’ai un style assez commun … ». Elle dit ça comme pour s’excuser, mais avec le sourire, grand. Alice est une fille confiante.

Un autre moment, plus récent celui ci : Alice et moi marchons sur les bords de Seine. C’est la première fois que je la vois en dehors des cours; la nuit tombe doucement sur Paris et l’air se fait plus frais. Nous discutons de tout et de rien, de ses dessins, surtout. J’aime regarder Alice dessiner et l’entendre parler de ses projets. « J’aimerais bien être illustratrice, mais mes parents préféraient que je prépare le concours de SciencesPo plutôt que de tenter les beaux arts ! » Là encore, pas de regrets ou d’inquiétude dans le ton d’Alice : elle me parle d’un fait, certainement pas d’une fatalité.

Un mois plus tard, peut être deux : je me trouve dans la chambre d’Alice. Je retire mon tee shirt, mon pantalon, mon sérieux aussi ; lorsque je pose pour elle nous rions beaucoup, pour pas grand chose. « Je dessine tes fesses ! ». Alice pouffe et je me retiens à grand mal de rire aussi, de peur de perdre ma position. Immobile, mon regard se ballade sur les meubles dont les ombres dessinent des formes étranges au mur; je me perds dans un vague indéfini. La nuit tombe dans le petit studio d’Alice mais je plisse les yeux face à la lumière vive qui y règne. Son visage est concentré, elle ne lève que très rarement les yeux lorsqu’elle me parle. Un autre jour, j’avais croisé son regard et lui avais dit: « mais dis, tu as une petit coquetterie au niveau des yeux non ? Ils sont pas tout à fait symétriques je crois.». Pour la première fois, Alice n’avait pas souri. Moi, bête et nue devant ce complexe involontairement dévoilé.

Mais là, sans vêtements et les membres endoloris, sur le lit et sous le crayon d’Alice, je me sens bien ; durant une poignée de jeudis soirs, je suis ailleurs. Dans un autre univers, une fille pas très pudique rit.

Comment exprimer son admiration à une personne sans dépasser les frontières qui délimitent l’amitié de l’idolâtrie ? A ce genre de questions, Alice répondrait sans doute par un froncement de sourcils ou par une lampée concentrée dans sa cannette. Du coca light, toujours, surtout pendant les révisions des partiels ; le temps où les pauses à la bibliothèque se font de plus en plus fréquentes, plus longues aussi. Le soleil brille au dessus du jardin de SciencesPo : il est petit, sale aussi, mais peu importe, puisqu’on s’y sent bien. L’année prochaine, ça sera différent, Alice sera loin, toutes les amies aussi. Néanmoins, notre avenir ne me fait pas peur. Un jour, Alice signera mon exemplaire de sa première bande dessinée, et elle me sourira. Comme toujours.

Un dernier souvenir, plein de la chaleur du mois de Juin. C’est la fin de mon année à Paris, déjà il faut déménager et partir, avant de s’envoler loin, si loin. Je suis assise parmi les meubles vides et ma mère me tend un courrier : ça vient d’Alice. Il y a là une carte postale et un petit dessin issu de nos séances de poses. « Joyeux anniversaire Lucie ! », Lorsque je secoue l’enveloppe, des paillettes s’en échappent et s’étalent sur le sol immaculé. Des étoiles, des cœurs : ça brille et ça s’envole jusque dans les recoins de l’appartement censément propre.

Je ris.

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Jade

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« Je veux m’appeler Jade, dans ton blog. » Le ton de Jade est assuré : elle s’assoit en face de moi et joue un instant avec les roulettes de la chaise de bureau. « Tu sais, comme la nièce de Jackie Chan, dans le dessin animé ? En primaire ils m’appelaient tous comme ça. »  Jade se gratte la tête et secoue sa queue de cheval. Devant mon regard un peu étonné, elle a un petit sourire en coin. « C’est mieux que de se faire appeler la chinoise non ? Surtout que bon …» Les cheveux volent une nouvelle fois, du côté droit cette fois ci. Jade pince les lèvres et plisse les yeux, avant d’achever : « Ben je suis née au Vietnam quoi, pas en Chine ! ». Le sourire s’élargit.

 Jade a un visage tout en contrastes : Les yeux en amande sont noirs en dedans et violets sur le contour, fatigués. Lorsqu’elle prend la parole, des ombres légères jouent avec son teint ambré et délicat. Une fois assise  Jade me tend un paquet, avec une expression un peu embarrassée.  «C’est des mignardises, j’espère que t’aime bien ça. » Une pause, un regard en coin, puis : « c’est ma mère qui m’a dit que ça serait mieux que j’en amène, mais ça fait un peu too much hein ? »

J’ai rencontré Jade un peu au hasard, dans une petite ville de province grise et bleue. « Mais je suis lycéenne, t’es sûre que je peux participer aux Belles Personnes ? C’est pas trop jeune ? » Les paroles sont mûres, et Jade réfléchit beaucoup avant de répondre à mes questions. Physiquement pourtant, sa jeunesse s’impose au regard. Cachée dans un sweat rouge limé, Jade joue avec ses manches trop grandes pour elle : « ça se passe plutôt bien au lycée. J’ai des bonnes notes, enfin ça satisfait ma mère quoi. » Lorsque je lui demande si elle se sent bien parmi ses camarades, Jade a un sourire en coin. « Tu demandes ça à tous les gens que tu décris dans ton blog non ? ». Ses joues s’empourprent légèrement alors que je hausse les épaules : Jade perd son sourire et parle plus bas. « Ça va. Personne ne m’emmerde, c’est le principal. » Jade semble réfléchir un instant, et me jette un regard interrogateur auquel je ne parviens pas à répondre. Elle reprend : « Je veux dire, c’est pas comme si j’étais le paria de la classe hein ! J’ai une bande de potes et ça me suffit. Les autres sont gentils avec moi, sûrement parce que je les fais pas chier. Je suis la gentille asiatique discrète, en gros. » Elle lève sa main blanche et l’agite en l’air ; des petites taches de couleurs dansent au bout de ses doigts. « Ah, ça ! » Jade surprend mon regard et pousse un soupir.  « C’est ma mère qui me force à me mettre du vernis, pour que j’arrête de me ronger les ongles. Mais j’aime pas, ça fait moche. » Le bout des doigts de Jade est couleur caramel, comme sa bouche qui se tord, doucement. « Tu trouves pas que ça fait con toi ? »

Lorsqu’elle me parle de ses parents, Jade fait de longues pauses, entrecoupées de bouchées gourmandes de pâtisseries. « Ils sont un peu particuliers » me prévient-elle en fronçant les sourcils. La famille de Jade est plutôt aisée financièrement parlant ; « enfin mon père, surtout !». Jade fait claquer sa langue contre son palais et me jette fréquemment des coups d’œil un peu inquiets. Au bout d’un moment elle finit par admettre qu’elle n’est pas toujours très heureuse au sein de la maison familiale. Elle me décrit les absences répétées de son père- « Il bosse beaucoup, je peux pas lui en vouloir » – et les disputes fréquentes avec sa mère- « Mais elle veut mon bien hein ! » -. Un instant passe, j’attaque une tartelette au citron. « Au final on illustre plutôt bien le dicton qui dit que l’argent fait pas le bonheur, quoi. ». Jade rit.

« C’est surtout ma mère qui me mène la vie dure. Enfin c’est comme ça que je le ressens, mais si ça se trouve plus tard je lui en serais reconnaissante, j’en sais rien ! » Jade se gratte le menton. Elle m’explique en quoi sa mère aimerait qu’elle s’habille mieux (« Enfin comme une fille quoi ! ») et travaille plus, dans l’espoir qu’elle puisse intégrer une bonne université, c’est-à-dire une école parisienne. « Que je reste ici pour mes études la décevrait je pense. C’est bête. En plus j’ai aucune idée de ce que je veux faire plus tard ». La mère de Jade n’aime pas non plus les fréquentations de sa fille, dont la plupart des amis sont des garçons. « L’autre jour ils sont venus à la maison pour jouer et Maman a pas supporté ! » Je hausse les sourcils ; Jade pouffe. « Jouer aux jeux de société, je veux dire ! Ils m’ont initié aux jeux de rôles aussi, c’est cool. Plus que de se mettre du vernis sur mes moignons en tous cas.» Pour la première fois de l’entretien, Jade a un sourire large et franc.

 Jade tapote le coin de sa bouche avec une serviette en papier puis se passe la langue sur les lèvres, pour mieux recueillir quelques tâches de chocolat. Elle pousse un court soupir et ferme les yeux. « Au final, je sais que mes parents me trouvent étrange, mais moi je me sens plutôt bien dans ma peau. » Je lui demande tout de même s’il y a une chose chez elle qui lui déplaît, ou qu’elle aimerait changer. Jade semble concentrer son regard sur un point invisible, juste au-dessus de mon épaule. Elle répond finalement : « Mes yeux ». La phrase est claire, sans regrets dans le ton ; Jade dodeline doucement de la tête. « C’est pas très rigolo de se faire appeler la chinoise. Ou  alors de se faire prendre pour une japonaise par les fans de mangas. Ça c’est le pire ! » Sans attendre ma réaction, Jade  fouille dans son sac à dos et en sort son téléphone portable : elle me le tend après une courte hésitation. « Tiens regarde, c’est mes parents là. » Sur l’écran, j’observe Jade entourée de son père et de sa mère : le cheveu est clair et les yeux pâles. Jade secoue de nouveau sa queue de cheval, noire, et plisse ses yeux sombres : lorsqu’elle reprend la parole sa voix est calme et grave. « J’ai été adoptée, en fait.» Elle fait une dernière pause. «C’est peut être pour ça que je m’entends pas avec mes parents.»

Jade hausse les épaules.

Damien

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Damien semble stressé. Les yeux fuyants et les doigts sans cesse en mouvement, il parle d’une voix rauque mais posée néanmoins. « On va commencer ? » C’est la première fois que je rencontre Damien : de lui je ne connais qu’une silhouette trapue et un regard un peu flou, un peu lointain. « Je suis pas très sérieux d’apparence, mais j’observe et je réfléchis beaucoup ! » : peut être est-il un peu timide, aussi ? Après l’affirmation joyeuse, Damien s’interroge. Il est installé sur le canapé, regarde souvent sur le côté ; les verres de ses grosses lunettes brillent à la lumière qui coule par la fenêtre. Je débute l’entretien.

Damien est étudiant ; « plus ou moins », précise-t-il. Son parcours scolaire est, de son propre aveux, chaotique : il n’a aimé ni le collège, ni le lycée, et encore moins la fac de droit. Damien étudie à présent l’Histoire, mais espère néanmoins arrêter définitivement les études en réussissant un concours de la fonction publique, très vite. «Maintenant j’ai plus de complexes: mon but c’est d’avoir un boulot pour pas stresser sur les histoires d’argent, c’est tout.» La voix de Damien est assurée, discrète néanmoins. A son manque d’ambition professionnelle, il oppose de suite sa passion de l’écriture, qu’il souhaite exercer le plus possible durant son temps libre. « J’ai pas de remords vis à vis de mon parcours. ». Il dodeline de la tête, deux fois.

Parmi ses occupations principales, Damien tient un blog, plutôt populaire et fourni, sur des sujets assez divers : de mangas aux jeux vidéo en passant par le catch… Damien en parle avec animation, en se redressant. Un ajout pourtant, rapide : « mais je fais quelque chose d’un peu plus, euh, littéraire, aussi ! ». Sans hésitation, Damien enchaîne en me parlant de cet autre projet qui l’occupe depuis cinq ans déjà : il évoque une publication, peut être, un jour, qui sait ? En attendant ce moment, Damien fantasme sur la vie d’auteur : « tu sais, les hôtels lugubres, à la Stephen King … ». Il pince les lèvres et louche un instant sur mon carnet où j’écris des notes à la hâte. « Le souci, c’est que pour le moment, je bloque. J’ai des idées, j’ai déjà écrit pas mal de débuts… Mais ça ne va pas encore plus loin. » Damien hausse les épaules. L’important pour lui reste de créer ses propres univers, pour le moment du moins. Écrire, se faire lire. « Penser à mon histoire m’aide à m’endormir, c’est déjà plutôt sympa. »

Damien remue un peu sur le canapé dont il n’ose occuper qu’une toute petite surface, malgré l’espace disponible. Il se tait un instant, puis reprend : « en fait, quand j’aime quelque chose, j’ai envie de créer dessus. » Il me parle alors des différents scénarios qu’il a déjà écrit, de la webradio qu’il a monté ; puis enfin du forum qu’il a lui même créé. Lorsque je lui pose des questions sur le sujet, Damien pousse un soupir discret et coule un regard sur le côté, comme pour se donner le temps de réfléchir. « J’en suis plutôt fier, c’est vrai ». Il m’explique en quoi, autour de ce simple forum, s’est progressivement construite une véritable communauté. « Ça a pris une place importante dans ma vie. J’ai pas beaucoup d’amis qui n’en soient pas membres, en fait. » Il y a pourtant eu des disputes, voire même des véritables scissions au sein du groupe : Damien relativise néanmoins, en haussant les épaules. «Les phénomènes de groupe ça rend pas les gens très intelligents. C’est la même chose dans la vraie vie». De nouveau, les doigts de Damien s’agitent.

Entre son blog et son forum, Damien n’a pas beaucoup de temps à lui ; en dehors d’internet, tout du moins. « Je ne sors pas trop, faut venir me chercher … ». Il y a eu la fin du lycée, le départ des amis : cercle aussi vicieux que banal. Les occasions de sortir se sont faites rares, l’envie aussi . « Mais j’assume plutôt bien hein !». Damien hoche la tête. « Je pourrais vivre sans relations sociales, je pense. Même hiberner ! Ça serait pas un problème … Pour le moment. » Damien lève les yeux au ciel. Il évoque le prénom de sa petite amie, qu’il a justement rencontré par le biais de forums, et a un léger sourire.

Damien gigote, s’agite, triture, hausse les sourcils, plusieurs fois. Avant de prendre congé, il m’explique pourtant qu’il ne s’estime pas comme quelqu’un de vraiment anxieux. Damien hoche la tête et remue les doigts, une dernière fois. « Ou alors, un peu, peut être. Mais pas trop, en tous cas !».

Camille

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Il fait nuit depuis une petite heure déjà lorsque Camille et moi entamons notre entretien. La pièce est sombre, le visage de mon interlocutrice pourtant taché de lumière par endroits. Elle est allongée devant moi, dans une position qui n’est pas sans rappeler celle du psychologue et de son patient. Camille fait la moue : « j’ai peur, tu me fais peur! » dit elle d’une voix faussement aiguë mais surtout rigolarde. Un peu tendue aussi, peut être.  « C’est juste … bizarre. ». Une nouvelle grimace. Pourtant, si elle avoue sans soucis son léger malaise devant mon carnet et mes questions, Camille affirme également qu’elle est contente que je lui aie proposé un tel entretien. Elle a un sourire gêné, se mord la lèvre : « c’est flatteur, hein ! ». Elle rit ; Camille plaisante beaucoup pendant l’entretien, ne reste jamais en place, change souvent de position. Néanmoins, lorsque je commence à lui poser des questions plus précises, Camille se redresse et prend un air sérieux, pour quelques instants au moins.

L’entretien débute : je demande tout d’abord à Camille ce qu’elle fait dans la vie. Elle soupire, refuse d’abord de répondre à ma question ; juste pour plaisanter, à priori. « Ah non, faut pas me demander ça ! ». Elle m’explique finalement qu’elle est étudiante, mais que son école ne lui plaît pas. Un redoublement et une deuxième année plus tard, Camille y étudie pourtant toujours : « j’ai pas vraiment le choix ». Elle soupire, puis ajoute : « je me suis habituée, maintenant. ». A l’ambiance lourde, aux cours qui l’ennuient, aux gens prétentieux. En évoquant ces derniers, Camille a un regard en coin ; elle n’a pas vraiment d’amis à la fac. « Même à l’extérieur en fait … j’ai en général du mal avec les gens. J’arrive pas à aller vers eux. Je suis pas capable de parler avec des inconnus.». Le ton est tranquille, presque serein. Camille agite ses jambes, joue avec ses lunettes, parle fort : elle admet qu’elle peut paraître exubérante, ce qui ne retire en rien à sa timidité naturelle. « Mais ça m’aide à briser la glace avec les gens sympa ».

Camille réfléchit un instant, penche la tête sur le côté ; puis elle s’exclame : « En fait, les seuls gens biens que j’ai rencontré à la fac, c’est grâce à Twitter ! ». Elle m’explique que le site occupe une place assez importante dans sa vie : il lui a notamment permis de rencontrer beaucoup de personnes de tous horizons, dont certains sont devenus de véritables amis. Camille utilise énormément Twitter, elle y raconte ce qui lui passe par la tête, se juge elle même parfois un peu exhibitionniste : « j’ai pas conscience de mes limites ». Mais rencontrer ses contacts virtuels dans la vraie vie reste primordial pour elle ; « parce que tu sais, j’ai besoin de câlins, et ça ça marche pas trop sur internet ! ». Elle rit.

Camille porte à ses lèvres la tasse de thé fumante que je lui propose ; ses lunettes se voilent un instant de buée, qu’elle essuie machinalement. Après lui avoir parlé du présent, j’évoque le futur. Là, elle fronce les sourcils et proteste avec un rictus. Plus tard, elle ne parvient pas à s’imaginer, tout simplement : « même en étant gosse j’avais pas de métier que je voulais faire ». Camille se décrit comme une personne dépourvue de talents comme de passions. « Je lis, j’écoute de la musique, le genre de hobby qui demande aucune capacité particulière. Et encore, je suis trop prostrée socialement pour aller en concerts ! ». Camille écrit pourtant aussi dans un blog, mais « ça, ça compte pas ». Elle m’explique que ce supposé manque de talents l’attriste, au moins un peu; « j’ai de la motivation pour rien, de toutes façons. Je suis une touche à tout ou une touche à rien ». Camille regarde son portable, y pianote un instant : les yeux sur l’écran, elle me parle de sa jalousie, mais aussi et surtout de sa fierté de fréquenter des gens talentueux. « Je sais m’entourer de personnes suffisamment douées, et ça suffit à me rendre heureuse. ». Elle a un sourire timide.

Camille fredonne alors que je finis d’écrire sur mon carnet. Elle a l’air plus détendue, un peu fatiguée aussi. Ses yeux marrons sont cernés, le teint pâle ; elle me parle d’une rupture amoureuse aussi douloureuse que récente. Mais malgré tout, Camille m’affirme qu’elle est a tout pour être heureuse. Elle égrène du bout de ses doigts fins les raisons de son bonheur : des parents aimants, une bonne éducation, pas de problèmes financiers, ce genre de choses. « J’ai pas à me plaindre quoi ! ». Elle lève les bras au ciel, souriant et soupirant à la fois. L’avenir fait certes peur à Camille, mais elle pense être assez forte pour l’affronter ; ou tout du moins l’espère-t-elle. Elle secoue la tête une dernière fois et jette un regard par la fenêtre pleine de nuit : « Ça va aller. Ça va aller. ».

Juliette

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Lorsque je lui demande sous quel prénom souhaite-t-elle apparaître sous ma plume, elle me répond tout net : « Juliette ». Je remarque que c’est un joli prénom, elle réplique : « c’est surtout un prénom de pétasse ». Il y avait cette fille au lycée, une vraie Juliette, une vraie conne … Depuis, Juliette n’aime plus le prénom Juliette. Je fronce les sourcils, je ne comprends pas. Elle me tend un sourire fatigué : « c’est un prénom qui me correspond bien, ces temps ci ».

Je rencontre Juliette dans l’intimité de mon appartement, un dimanche ensoleillé. Elle refuse le thé que je lui propose, préfère un jus d’orange. Elle me prévient qu’elle est pressée, elle ne doit pas perdre trop de temps, il faut retourner travailler et réviser, me parler n’est pas vraiment productif. Finalement, elle restera toute l’après midi chez moi ; Juliette finit mon jus d’orange, puis enchaîne avec un chocolat chaud. Les moustaches de lait au dessus de ses lèvres pâles lui donnent un aspect enfantin qui correspond assez mal avec son expression déprimée. Les yeux verts sont cernés, la lèvre inférieure tressaute régulièrement ; Juliette a noué ses cheveux en une queue de cheval stricte, qu’elle secoue de temps à autres en me parlant.

Juliette est en deuxième année de classe préparatoire, et ça ne lui plait guère. Elle me parle des concours d’écoles de commerce qu’elle doit passer sous peu, qu’elle n’en peut déjà plus de les attendre, qu’elle veut les passer le plus vite possible quitte à les rater, pourvu qu’elle s’en débarrasse. Nous parlons des études, des nuits passées à travailler des choses dont elle ne voit pas l’utilité, les remarques acerbes des professeurs qui ne comprennent pas toujours qu’ils ont devant eux des êtres humains. Plusieurs fois, je me demande si Juliette ne va pas se mettre à pleurer. Mais elle se contente de se manger les ongles et de taper du pieds nerveusement : croc croc tap tap, continuellement. Parfois je suis obligée de demander à Juliette de se répéter : sa main étouffe les mots précipités sortant de sa bouche, comme pressés de partir.

J’ose demande à Juliette si elle est, malgré toute cette charge de travail, heureuse. Elle hausse les épaules « Je suis en sursis, plutôt ». Elle n’aime pas sa prépa, mais elle y reste quand même et tâche d’avoir les meilleures notes possibles : ça fait plaisir à sa mère. « Je te jure, elle s’est suée sang et eau pour que j’en arrive là, alors j’peux pas la décevoir hein ! ». Et puis elle ne savait pas où aller d’autres : aucun métier en tête. Juliette n’a pas vraiment de passions non plus, des intérêts tout au plus: parfois elle va au cinéma. Juliette aime bien les westerns mais tient en horreur les films français. « J’aimerais bien bosser dans le ciné. Enfin, dans l’industrie hein, je suis pas artiste moi. »

Juliette renifle et tape des doigts sur la table. « Va pas raconter que je suis suicidaire ou quoi hein ! » prévient-elle. Elle m’explique alors que sa situation n’est pas si terrible, elle a des amis – mais dans sa ville natale, pas ici-, et avait même un petit ami jusqu’il y a peu. A la prépa les gens sont d’ailleurs plutôt sympa, mais ça ne va pas beaucoup plus loin. « C’est mieux comme ça, du coup je culpabilise moins de leur en vouloir d’avoir des meilleures notes que moi ». Juliette éclate de rire ; il y a un silence. Elle fait la moue. C’est pour ça qu’elle voulait s’appeler Juliette, reprend-t-elle d’un ton plus sérieux : parce qu’en prépa, elle est devenue une pétasse. La réussite des autres inquiète Juliette, la terrifie même ; et si elle n’avait pas les école qu’elle voulait ? A part la prépa, elle ne sait pas quoi faire. Du coup, Juliette a appris à haïr secrètement les gens qui réussissaient mieux qu’elle. « C’est peut être pas très sain mais j’arrive pas à fonctionner autrement. Ca me fait du bien, enfin sur le coup en fait, parce qu’après ça me fait me sentir comme une merde. J’aime pas jouer à la conne, j’assume pas. Je suis faible, je crois.» Elle m’explique pourtant que personne n’est au courant de ses accès de jalousie, et qu’aux yeux de ses camarades elle passe pour « une fille qui bosse mais qui réussit pas toujours, pas vraiment antipathique mais vers qui on ira pas en premier quoi. » Juliette a un gros soupir et vide d’un trait son chocolat.

J’annonce la fin de l’entretien. Juliette semble se détendre un peu, voire même retrouver un semblant de bonne humeur. Elle demande à voir mes notes, un peu curieuse : en parcourant les feuilles noircies, elle plisse les yeux, puis a un sourire désabusé. « Tu sais, c’est marrant, mais je viens de réaliser que je ne t’ai parlé que de la prépa, dans ce truc. Comme si y avait que ça dans ma vie. ». Juliette se tait un instant, puis me regarde. Elle hausse  finalementles épaules : « bah, ça reflète sans doute la vérité, en fait. C’est pas bien grave».

Benjamin

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Il me fallut un moment pour retenir le prénom de mon premier interviewé. Tu t’appelles Vincent, non ? Ou peut être Benoit ? Non, mon nom c’est Benjamin. Il a un soupir puis un sourire – ou peut être l’inverse -. L’expression est tranquille, amusée ; Benjamin sourit beaucoup, agitant régulièrement son début de barbe noire et blanche. Il ne s’agace même pas lorsque je l’interroge sur la couleur étrange de cette dernière ; une petite mais douce exaspération, tout au plus. Oui, évidemment, il ne l’a pas teinte, il n’aurait pas choisi un truc pareil : c’est une affaire de génétique, quelque chose qu’avait déjà son arrière grand père. Non ça ne le complexe pas ; ou peut être si, un peu. Mais puisqu’il n’y peut rien… J’écoute et ne retiens pas les détails ; j’observe Benjamin, sa barbichette poivre et sel, ses yeux marrons fatigués. « Ca te donne un air de personnage de manga, tu ne trouves pas ? » Oui, il se l’est déjà dit, et ça le console un peu.

J’ai rencontré Benjamin pour la première fois sur un forum internet, il y a un an de cela. Le personnage m’avait paru un peu prétentieux mais drôle, donc pas totalement antipathique. C’est tout de même vaguement inquiète que je me décidais à lui proposer de nous rencontrer ; le garçon qui me fait la bise est néanmoins plus réservé que ce à quoi je m’attendais. Un petit air timide, mais le sourire charmeur. Benjamin m’emmène dans un parc, son endroit préféré de Paris, « là où ce sont passées pas mal de choses dans ma vie ! ».

L’entretien commence. Je demande à Benjamin pourquoi a-t-il accepté de se prêter à mon drôle de jeu. Il hausse les épaules (« Bah ! »), me cite les portraits de Libé puis un mot arrive dans sa bouche comme une jolie note de musique : « psyché ». Benjamin utilise beaucoup ce mot là, il l’utilise notamment pour m’expliquer qu’il aime analyser les gens, et essayer de les comprendre, de saisir ce qui les définit et ce qui les régit : leur psyché, donc. « Pis faut dire, je ne me comprends pas moi même, donc c’est d’autant plus intéressant.». Il a un sourire.

Benjamin est ce genre d’étudiant nonchalant qui ne s’inquiète ni pour ses études ni pour son avenir ; en apparence tout du moins. Plus tard, il se verrait bien journaliste, mais pas dans le domaine de la politique ou de l’actualité, ça ne l’intéresse pas. La vraie passion de Benjamin, c’est la musique : il me parle de Nova, des inrocks, de Pascal Nègre. Monter une revue spécialisée, un label, ou même être animateur radio, tout ça le botterait bien. Il est lui même musicien, mais il joue mal, et ne compose pas non plus : c’est trop intime, Benjamin n’a pas envie de s’exposer. Du coup, il est plus doué avec un stylo qu’avec une guitare entre les mains, il « aligne des mots », comme il dit. Il a un blog, où il parle de télévision, de jeux vidéos, de séries, de mangas, de musique, sans vraiment se fixer, juste histoire de se faire plaisir. « Avoir des commentaires, et réaliser que je progresse au fil des articles, ben ça fait plutôt du bien à mon égo », avoue-t-il joyeusement.

Benjamin et moi discutons pendant presque deux heures. Il répond à mes questions d’un ton posé et calme, tant et si bien que je finis par avoir l’impression d’interroger une célébrité rodée à l’exercice. « Je suis de caractère stressé, habituellement, mais là ça va ! ». Benjamin n’est pas vraiment du genre solitaire, ou tout du moins il ne le ressent pas en tant que tel. Au collège il était assez sale gosse, s’entendait donc avec les autres sales gosses, et ça lui allait, ça lui va toujours d’ailleurs. Benjamin regarde sa main, dont les doigts se baissent à chaque fois qu’il égrène un nouveau prénom: « Au final, je dois avoir … six très bons amis ? En fait je suis pas un mec très drôle, c’est pour ça. J’veux dire, je suis pas autant sur internet pour rien». Je hausse les sourcils. Benjamin me décrit alors les heures qu’il passe sur l’ordinateur, pour nourrir son blog ou simplement ne rien faire de spécialement productif. Il y a rencontré quelques personnes sympathiques, d’autres moins, qui avaient tous pour point commun de passer beaucoup de temps devant leur ordinateur, beaucoup trop : «nous avons tous un petit problème, une connerie à cacher, des choses que l’on cherche à extérioriser devant nos écrans. Je trouve ça intéressant. ».

Benjamin me parle ensuite de sa petite amie, qu’il a justement rencontré via un forum internet. Il répond à mes questions sur elle en prenant de longues pauses, réfléchissant à ses réponses. Je m’étonne de tant de précautions. Il rit finalement, m’avouant qu’il est un garçon particulièrement compliqué en amour : quelqu’un de très angoissé, trop réfléchi, avec une forte tendance à se mettre dans des sales draps. Benjamin se balance un peu sur le banc, fixant le ciel gris avec une expression étrange. « Je ne sais pas ce que je veux, en fait. Et parfois … Ben ça foire. Très fort. ». Le sourire se tord en un rictus.

Au dessus de Benjamin et moi commencent à se former de lourds nuages menaçants ; ça sent la pluie, la nuit. Pour terminer notre entretien, je lui demande finalement s’il se décrirait comme un garçon heureux. Benjamin me regarde avec un peu d’incompréhension, se frotte la barbe, fait une longue pause. « Ben, ça dépend quand même de quelle référence tu prends, hein. Je serais pas du genre à te dire que ma vie est super, je ne suis pas vraiment du genre enthousiaste. Disons que je suis pas comblé, mais il y a eu largement pire dans ma vie ». Une nouvelle pause. Benjamin se tourne vers moi. « Et pour toi, d’ailleurs, ça veut dire quoi être heureux ? ». Cela sonne comme une douce revanche pour ma question un peu bête, à laquelle je suis bien incapable de répondre moi-même. Il pointe son long doigt vers moi et sourit encore, en plissant les yeux. Des gouttes de pluie tombent sur notre petit banc. « De toutes façons, conclut-il, on peut toujours accéder à mieux, à plus haut. Donc je suis pas à plaindre ! »

Benjamin rit. L’averse commence alors.

Cléo

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Quand je lui ai demandé si elle voulait bien me faire l’honneur d’être le sujet de mon premier article de blog, Cléo a eut un petit sourire crispé. Les fossettes des joues se sont creusées, son visage a rosi. Je ne me suis pas vraiment inquiétée ; je connais Cléo depuis quelques temps déjà, j’ai appris à reconnaître ses mimiques. Et en effet, quand je lui demande par acquis de bonne conscience si ma proposition l’a vexé, elle me répond en secouant la tête que non, bien sûr que non. Juste, c’est beaucoup de pression sur les épaules, tu comprends ?

Je ne comprends pas vraiment. Néanmoins, j’étais juste contente que Cléo ait accepté, alors j’ai souri aussi. Ce n’était pas évident pourtant, de dire à une amie que je la considère comme de ceux là, ceux que j’appelle les belles personnes – terme assez élogieux si l’on ignore que je l’utilise en vérité pour désigner des gens un peu étranges -. Mais elle me connait assez pour savoir que j’éprouve beaucoup de tendresse pour ce genre de personnes ; pour elle, en particulier.

Cléo est quelqu’un d’un peu étrange, donc. Le genre de fille dont on dit qu’elle serait très jolie si elle prenait soin d’elle. C’est une chose assez bête à dire, pour bien des raisons. Certes, Cléo ne brille pas par son style vestimentaire ; mais elle a ce quelque chose en elle, cette douce timidité et ces quelques complexes que l’on devine et qu’elle porte en bandoulière, ces petites choses qui font d’elles une jeune femme définitivement adorable. Lorsque je lui parle, Cléo sourit un peu et fait beaucoup la moue ; elle rougit encore plus, au grès de ses émotions et de ses idées. Parfois, elle a le regard dans le vague. Elle me parle de ses projets d’avenir ; ou plutôt, du flou que constituent pour le moment ses ambitions. Elle se serait bien vu écrivaine, ou artiste en général : «mais tu comprends, je suis pas assez douée pour ça ». Je ne comprends toujours pas.

En attendant, si il y a bien une chose pour laquelle Cléo est douée, ce sont les études. Cléo travaille beaucoup, à la bibliothèque, chez elle, dans le métro. Elle a constamment cet air fatigué et vaguement contrarié typique des personnes réfléchissant beaucoup, trop peut être. Une légère angoisse habite tout son être, de ses grands yeux pâles à ses paroles vaguement méprisantes pour tout ce qu’elle entreprend. Tu crois que je vais la réussir, cette dissert ? Et ce professeur, tu crois pas que je l’embête à lui demander conseil ? Moi je pense que si, ça ne va pas ce que j’ai fait, ça ne va jamais.

Il arrive parfois à Cléo de lever la tête de ses livres, et d’observer en silence la foule d’étudiants de son université : les filles aux hauts talons et à la grâce sans égale, les garçons aux polos de marque et aux sourires charmeurs. Elle pense qu’elle ne sera jamais populaire ; quelques rares fois, elle me le confie même, d’une voix à la fois un peu gênée. Résignée, aussi.

Un jour, Cléo m’a parlé de son expérience du collège, à demi-mots, l’air plus grave que d’habitude. C’était pas vraiment drôle, tu sais, j’étais un peu l’intellotte, beaucoup même, et ils étaient pas sympa avec moi. Pour être populaire, pour être normal il fallait écouter du rap, mais moi j’aimais pas ça, moi je dessinais, je lisais et je bossais. J’ai un peu raté mon adolescence je suppose, tu comprends ?

Cette fois, je comprends.

Un sourire timide et des joues roses. Cléo joue avec une mèche de cheveux à l’aide de ses longs doigts. Elle me regarde, et je me dis que j’ai vraiment envie d’écrire mon portrait sur elle. Tant pis si je la connais un peu trop pour être objective, et si je n’ai pas respecté mon idée de m’entretenir avec elle spécialement pour cette occasion. Je vais finir ce texte et en écrire plein d’autres, sur ces personnes un peu étranges mais belles, des gens comme elle, et leur consacrer un petit bout d’internet. Je vais lui montrer qu’il n’y a pas de honte à être différent ; et que cette petite collégienne solitaire qui se cache derrière ses romans n’est pas seule.

Que nous ne sommes pas seules.

Mathieu

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Edit du 21 Avril 2011 : Comme certains ont pu le constater, j’ai retiré ce texte du blog il y a quelques semaines de cela, pour mieux préserver mon anonymat face au jury du concours de nouvelles annuel de SciencesPo. La remise des prix a eu lieu toute à l’heure, et j’ai été classée deuxième par un jury de professionnels ; autant dire que je suis aux anges. J’en profite donc pour remercier toutes les personnes qui m’ont donné de leur temps pour lire cette nouvelle sans prétention et m’aider à l’améliorer, et à toutes les autres qui prendront le temps de me lire encore. Bon retour à Mathieu et Pascale dans ce blog, donc !
« Les poupées de Mathieu » : nouvelle de 16000 signes, thème imposé « A mi-chemin »

Les poupées de Mathieu.

Tout avait commencé par un regard. Un seul regard, tout petit, insignifiant, que je n’avais surpris que du coin de l’œil. Je ne pouvais certes deviner tout le bouleversement dans ma vie qu’il augurait ; néanmoins, je l’avais remarqué comme différent. Différent de toutes les attentions que j’avais pu recevoir jusqu’ici ; différent également de ce à quoi je m’attendais à recevoir de sa part.

Ce matin là, donc, Pascale me regarda.

A cette époque je la connaissais à peine. Nous fréquentions certes le même lycée, inscrits dans la même classe de surcroît : mais c’était là une base trop peu solide pour construire une véritable relation. Nous étions deux parfaits inconnus, entre lesquels tout restait à faire ou à laisser.

Ma situation d’alors n’avait rien de terrible, sans pour autant être franchement enviable ; doucement insupportable, tout au plus. On se moquait parfois de moi, mais ça n’allait pas plus loin. J’étais juste Mathieu, l’asiatique binoclard de la TE2, mais si tu sais, Mathieu, le geek qui passe son temps sur son ordinateur, celui qui a l’air con ! Tragédie ordinaire du système scolaire. Comparé à certains, j’étais loin d’avoir à me plaindre, je ne le faisais d’ailleurs pas. Je me tenais dans mon coin, contentant mes professeurs avec mes bonnes notes et apaisant mes camarades en tâchant de ne pas me montrer trop socialement inapte. Rien d’exceptionnel donc : j’étais banal, ennuyeux, mais surtout normal.

Puis il y avait eu ce garçon, dont je ne me rappelle plus le nom. Pour une raison que j’ignore, il avait pris l’habitude de me suivre et de me parler de temps à autres ; être pote, qu’il appelait ça. Cela m’avait convenu car il était calme et suffisamment doué aux jeux vidéos pour que l’on puisse jouer ensemble. Nous nous fréquentâmes donc : je n’étais plus seul lors des pauses et il venait même parfois chez moi, au plus grand plaisir de ma mère. Sans doute voyait elle en ce nouvel ami une occasion pour son fils d’en finir avec sa vie de reclus social, ou quelque chose de ce goût là.

Cela dura un mois, peut être deux ; jusqu’à cette foutue journée de trop où le garçon découvrit mon secret, immonde petite anormalité. Pourquoi était-il venu chez moi cette fois là alors que personne n’était à la maison, et qu’il était monté dans ma chambre sans prévenir, je ne sais pas trop ; pas par méchanceté en tous cas. Le garçon n’avait en vérité rien de mesquin , il était simplement normal. Et c’est du haut de toute cette normalité qu’il ne put qu’être choqué de voir, en ouvrant la porte de la chambre, son ami vêtu d’une robe, tenant plusieurs poupées dans ses bras. Son sourire tranquille et rouge, surmonté d’un léger duvet.

J’avais été tenté de le retenir et de le menacer ; malgré ma piètre condition physique, j’espérais au moins qu’il me croie suffisamment fou pour vouloir attenter à sa vie. Chose dont j’aurais été bien incapable en vérité ; mais quitte à passer pour un monstre, autant exploiter le peu d’avantages de ma situation. Je n’en fis néanmoins rien. Je le regardai simplement me fixer avec des yeux ronds, murmurer un «putain, mec…», avant de s’enfuir. La porte claqua, m’arrachant un frisson.

Ma normalité et ma tranquillité volèrent brusquement en éclats. Il ne fallut pas longtemps au garçon pour mettre l’intégralité du lycée dans la confidence : je devins alors à la vitesse et la violence des rumeurs une nouvelle personne. Mathieu, la pédale qui s’habille en meuf et qui joue aux poupées.

J’acceptais très difficilement cette nouvelle réputation. J’aurais pourtant voulu rester stoïque face aux attaques crasses et à l’attention grasse dont je faisais à présent constamment l’objet ; mais cela me rendit simplement fou. De peu bavard et lunaire, je devins renfermé et lunatique. Les professeurs prirent pourtant assez vite ma défense : ils expliquaient aux autres élèves que j’étais un gentil garçon, qu’il fallait respecter mon intimité, que si j’aimais les hommes il fallait l’accepter et que ce n’était pas un problème ! On ignorait tacitement le fait que j’avais été pris en plein acte de travestissement – sans mentionner la présence des poupées, celles qui faisaient tant jaser parmi mes camarades trop heureux d’avoir parmi eux un authentique dingue dont ils pouvaient débattre sans fin-. Parler d’homosexualité était plus simple et accepté ; sauf par ma mère qui n’en finit plus de se lamenter lorsque ces rumeurs lui vinrent aux oreilles. Fort heureusement, elle ne put trouver traces de mon forfait en fouillant ma chambre, que j’avais déjà débarrassé de mes effets les plus personnels. Je n’avais pas d’explications à leur donner, à tous. Ils n’auraient pas compris. Ils n’ont toujours pas compris.

Ma vie continua donc son cours tumultueux, sans que je n’eusse l’espoir de pouvoir y changer quoi que ce soit. Je me taisais, attendant que la tempête passe. J’ignorais tout, ou tout du moins m’efforçais d’en donner l’impression. A ma réputation de dérangé s’ajouta celle d’antipathique ; bientôt les gens cessèrent de venir me voir, pour quelque raison que ce fut. Le venin s’épuisa, les larmes de crocodile également. J’allais enfin retrouver ma tranquillité si cruellement perdue.

Mais c’est alors que Pascale me regarda.

De ce que j’avais pu en juger, Pascale était elle aussi quelqu’un de peu populaire au sein de notre lycée. Cela devait autant à son style vestimentaire – un étrange mélange entre des fripes et des vêtements d’enfants – qu’à son caractère impétueux. J’aurais peut être du trouver ça amusant, de voir une fille habillée telle une princesse de carnaval jurer comme un charretier dès qu’elle le pouvait ; mais en vérité je ne lui avais jamais prêté grande attention.

Jusqu’à ce matin là. Je ne me rappelle plus exactement en quel cours étions nous ; sans doute une matière pour laquelle Pascale n’était pas très douée, puisqu’elle avait trouvé le temps de me fixer du fond de la classe.

– « Mademoiselle Benoit, serait-ce trop vous demander que de vous concentrer sur mon cours plutôt que sur votre camarade ? »

Je n’avais même pas relevé la tête à cette réplique du professeur, étant loin de penser que tout cela puisse me concerner. On murmurait pourtant dans mon dos, la rumeur enflait : j’entendis mon nom, plusieurs fois, puis des rires. Avec un soupir, je me décidais finalement à me retourner. Qu’avais-je à perdre de toute façon ?

Beaucoup, en vérité.

Ce ne fût pas le fait que Pascale me regardait qui me choqua le plus. Après tout beaucoup faisaient attention à moi ces derniers temps du fait de ma nouvelle «popularité» ; il n’aurait été guère étonnant qu’elle soit de ces gens avides de révélations dégueulasses et d’intimités violées. Pourtant, je ne trouvais nulle trace de rejet dans ses yeux : au contraire, son regard était plein d’intérêt, si intense qu’il me foudroya.

Lorsqu’elle vit que je m’étais retourné, Pascale rougit et détourna vivement la tête, sans dire un mot ; me laissant là, les prunelles brûlées à vif.

Et ce fût tout, pour un moment du moins. Je ne cherchais pas à comprendre la signification d’un tel regard ; je n’osais ni ne le voulais. Je laissais donc là ce que je croyais être une nouvelle tentative d’humiliation.

Mais Pascale ne semblait pas décidée à abandonner. Quelques jours après avoir été surprise en train de me fixer d’une façon assez peu appropriée, elle aggrava encore plus son cas aux yeux de nos camarades en me demandant de faire équipe pour un exposé d’histoire. Là encore, elle me prit par surprise : personne ne me demandait jamais de travailler avec lui, ce qui me convenait parfaitement. Je ne comprenais donc pas pourquoi Pascale y tenait tant ; je m’inquiétais des rumeurs, n’ayant guère envie qu’elle se retrouve ostracisée par ma faute, voire qu’elle aggrave ma propre réputation. Déjà, je voyais se construire le mythe de la « poupée humaine » de Mathieu. Je ne pouvais le supporter.

Mais aussi sceptique pouvais-je être à cette proposition, je n’en restais pas moins un garçon timide et Pascale une fille particulièrement têtue. Pendant des jours elle me harcela, m’attendant après chaque cours pour mieux réitérer sa demande : je ne l’écoutais qu’à peine, n’ayant à l’esprit que ses grands yeux chocolat et sa petite bouche tellement adorable lorsqu’elle faisait la moue à chacun de mes refus.

Je cédais au bout d’une semaine.

– « Génial, tu vas pas le regretter ! »

J’avais toujours des doutes, mais que pouvais-je y faire ? Devant elle, j’étais faible. Jusqu’ici j’avais pourtant réussi à me convaincre que je n’avais pas besoin de ça, d’amour et ce genre de conneries ; ce n’était pas pour moi, c’était inutile. Je n’avais besoin que de mon secret pour vivre, de ce qu’ils osaient appeler des poupées, mais elles étaient bien plus que ça, elles sont bien plus que ça. Mais devant Pascale et son sourire, j’y croyais de moins en moins. Pris au piège.

Commença alors une étrange période. Pascale me fréquentait aux yeux de tous, insultant copieusement ceux qui osaient se moquer de notre étrange duo, abandonnant ses amis. Je m’inquiétais de ce qui semblait devenir une obsession de sa part pour ma propre personne ; mais je ne pouvais lutter, moi même incapable de me détacher d’elle et de l’envoyer paître. A la fois intimidé et charmé.

Bientôt elle s’invita même chez moi, se débrouillant pour gagner la confiance de ma mère. Elle venait régulièrement, si souvent que notre exposé fût très vite achevé : mais nous savions tous deux qu’il n’avait été qu’un prétexte. Nous continuâmes donc à nous voir tous les jours ; elle devint un élément de mon quotidien, sans que cela ne me gène. A présent je n’avais plus envie qu’elle parte : j’avais baissé les armes

Puis vint cette fameuse soirée.

Ma mère n’était pas à la maison ce soir là, ayant décidée de voir une amie. Avant même que l’idée ne me traverse l’esprit, elle avait proposé que Pascale vienne dormir chez nous. «Histoire que tu ne te sentes pas trop seul !».

Ce fût la seule fois où Pascale et moi parlâmes des poupées.

– « Le prends pas mal ! Mais tu comprends, ça m’intrigue.

– J’ai pas envie d’en parler.

– C’était des conneries alors ? »

Elle me regardait, allongée sur le matelas que j’avais installé à côté de mon lit. Ses yeux étaient si beaux, si grands ! Je soupirai.

– « Non.

– Alors tu portes des robes ? Et t’as des poupées aussi ? »

Je haussai les sourcils devant son air enthousiaste.

– « Je … ouais, concédai-je finalement, sauf que ce ne sont pas des poupées, enfin pas le genre tu achètes en magasin de jouets, ce sont des trucs de collection que je commande sur internet.

– Tu me les montres ? »

Je tiquai. Il y eut un petit silence, durant lequel j’essayai d’évaluer si la demande de Pascale était honnête. Je voulais y croire ; j’en crevais d’envie, même.

– « Malheureusement, elles ne sont plus à la maison, avouai-je finalement, depuis l’incident j’ai préféré les confier à un autre collectionneur. Les robes aussi. »

C’était la stricte vérité.

Pascale eut l’air déçue mais n’insista pas. Elle proposa que j’enfile sa propre robe, ce que je refusai ; elle eut alors un joli rire dont les éclats se perdirent dans l’obscurité de ma chambre. Je me sentais bien ; mieux encore, je n’étais pas seul à partager cette joie. Elle me regardait et riait, ses joues rouges et sa peau pâle, sa robe rose bouffante et ses cheveux brillants. Une adorable poupée de chair et de sang, pas du tout dégoutée par mon secret, qui n’avait donc plus de raison d’être, plus devant elle. Pascale aimait ma marginalité et mes froufrous, elle m’aimait moi, pour ce que j’étais : une vraie personne m’acceptait. C’était fou, c’était bon !

Je tombais amoureux.

A minuit passé nous décidâmes qu’il était temps de nous coucher ; sans prendre la peine de se cacher, Pascale entreprit de se déshabiller pour enfiler son pyjama. Je ne parvins pas à détourner le regard. Mes yeux étaient fixés sur son dos nu et blanc, sur le dessin de ses petits seins. Je crus que mon cœur allait exploser de trop battre ; une chaleur douce et inattendue m’envahit.

Je me rappelai un instant l’intensité avec laquelle Pascale m’avait regardé, cette première fois. Un sourire me vint aux lèvres.

– « C’est quand même cool de pouvoir se changer avec un mec sans devoir quitter la pièce ! »

Elle s’était tournée vers moi, de nouveau habillée. Je hochai la tête, un peu incertain quant à la suite des évènements ; l’espoir au cœur.

–  « J’veux dire, continua-t-elle, je sais que toi au moins tu n’auras pas d’idées étranges. »

Je clignai des yeux.

– « Qu’est ce que tu veux dire ?

– Ben, tu sais, t’aimes pas les filles donc…

– Pardon ? »

Pascale se redressa à mon ton soudainement effaré. Son regard se fit grave.

– «  Enfin Mathieu, t’as pas à mentir ! J’aime ça que tu t’assumes, tu sais.

– Mais que j’assume quoi au juste ?

– Ben que t’es gay, crétin ! »

Un silence.

– « Mais je ne suis pas …

– Hein ? »

Le visage perplexe de Pascale me fit l’effet d’un violent coup de poing dans le ventre. Évaporée était la tendre sensation que j’avais ressenti à la vue de son corps dénudé ; exterminés étaient les vagues espoirs que j’avais conçu. Brusquement, je comprenais.

– « Mais enfin Mathieu, reprit elle doucement, je croyais que …

– Je t’ai jamais dit ça.

– T’as dit que tu portais des robes, et tes poupées aussi ! Je veux dire, tu es forcément… »

Pascale se tut, les joues plus rouges que jamais. Elle me fixait, de cette même intensité avec laquelle elle m’avait regardé il y a quelques temps de cela ; et au fond de ses prunelles, je vis enfin.

Toute l’étendue de sa pitié.

– Donc pour toi, un garçon qui porte des robes, c’est un homo?

Ma voix était glaciale. Pascale balbutia :

– « Non ! Il peut vouloir être une fille aussi, en changeant de sexe ou…

– Et tu crois que c’est mon cas ? »

Elle ouvrit la bouche mais la referma aussitôt : le silence se fit assourdissant. Je serrai les poings.

– « Eh bien tu sais quoi, Pascale ? Tu … te trompes. Ouais, alors, je mets des robes et j’achète des poupées, et j’aime ça bordel, vraiment ! Mais c’est pas pour ça que j’ai envie de baiser avec un mec. Merde, non ! Je veux … je suis pas une fille non plus ! Pas du tout ! »

Pascale ne disait plus rien. Je criais presque.

– « Je ne suis pas une fille, et j’en ai pas envie, je veux pas, je … Je suis un garçon ! Mais différent, tu peux dire ça. Étrange, complètement con et fou, comme tu veux, merde ! Moi je veux … je crois que – non je sais ! -. J’ai envie d’être un garçon qui met des robes, d’être une princesse, la poupée d’une fille. Dégueulasse, hein ? Ouais, je suis à vomir. Mais putain… Je suis pas le pédé qu’on fréquente par pitié … Je … »

Pauvre petit ado incompris ! Voilà ce que j’étais, malgré mes habits de folie douce, malgré mon esprit malade : bêtement mélodramatique, tragiquement normal.

Pascale ouvrit la bouche pour me répondre ; je rugis.

– « Ta gueule ! Je ne veux même plus te parler !»

Elle était devant moi, toute proche et si loin à la fois ; je ne voulais plus la voir. J’étais déçu, j’avais mal. Mal à en crever.

Pauvre petite merde.

– « CASSE TOI BON SANG ! »

Pascale eut un petit cri étranglé, puis sortit précipitamment de la chambre ; je crus voir des larmes rouler sur ses joues. Ma vilaine poupée disparut rapidement dans la rue sombre que j’apercevais depuis ma fenêtre. Je restais là, seul, misérable.

Mon regard se perdit sur la jolie robe de Pascale abandonnée au sol, qu’elle n’avait pas eu le temps de récupérer. Je l’observai un moment, puis l’attrapai d’une main, la portant à mon nez : ça sentait bon la vanille, les fruits. Je me rappelais de ce corps blanc et rose et de ses adorables formes. Une nausée me prit.

Sans y réfléchir, je me déshabillai complètement, puis enfilai la robe, si jolie, si féminine. Le contact du tissus sur ma peau m’arracha un frisson. Je jetai un regard à mon reflet sur la fenêtre, regardant cet asiatique boutonneux aux yeux fatigués et à la tenue tellement ridicule. Cette chose insignifiante, laide et malade : à mi-chemin entre la fille et le garçon et complètement perdu.

Je m’écroulai alors sur mon lit et éclatai en sanglots.